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Pablo Bronstein en conversation avec Andrea Bellini


Andrea Bellini Commençons cet entretien en parlant de quelqu’un d’autre. D’Eugène Berman par exemple. Ses paysages imaginaires et ses inventions architecturales me rappellent votre œuvre. Connaissez-vous cet artiste surréaliste et néo-romantique? Est-il de quelque manière une référence pour vous ?

Pablo Bronstein  Je m’intéressais beaucoup à Eugène Berman quand, étudiant aux Beaux-Arts, je faisais mes premiers dessins dans le style de Bibiena, parce qu’il semblait aller à l’encontre du haut modernisme. Les critiques sérieux estimaient que si vous cherchiez quelqu’un pour réaliser un projet de décoration d’intérieur dans le style romantique ou des illustrations pour un livre, c’était bien à lui qu’il fallait s’adresser, mais ils ne le considéraient pas comme un vrai artiste. Ce n’était certainement pas un vrai surréaliste  ­-­  les rouages de l’inconscient ne l’intéressaient pas  ­-­  mais d’une certaine manière son œuvre « évoque » une atmosphère surréaliste.

À l’époque on ne le prenait pas au sérieux, mais comme il ne s’intéressait pas au discours moderniste dominant de son temps, il figure aujourd’hui à l’opposé du canon de l’art du XXème siècle. Quand j’étais aux Beaux-Arts je trouvais ça très stimulant. Je le rangeais aux côtés d’Emilio Terry et de Rex Whistler entre autres, me situant dans une lignée de rebelles « camp ». J’avais l’impression que l’intérêt pour l’architecture baroque, que je partageais avec eux, était délibérement anticonformiste tout en exprimant une sorte d’écart outrancier du bon goût architectural et de l’art sérieux. Ils évoquaient une architecture plus gaie, plus malléable. Ceci dit, Berman ne m’inspire plus beaucoup. Son génie architectural n’est pas  particulièrement astucieux (en tout cas pas si on le compare à Emilio Terry) et cela m’irrite. Ses atmosphères surréalistes finissent par m’ennuyer également. Je continue à souhaiter que ses œuvres parlent vraiment d’architecture, mais comme un critique, dont j’ai oublié le nom,  l’a dit, elles sont comme recouvertes d’un voile d’effets de peintre, une multitude de pointillés, de tirets, de coches, de telle sorte qu’on ne peut accéder à ce qui devrait en être la partie la plus intéressante.

A.B. Je trouve intéressant que vous mentionniez également Emilio Terry. Il a inventé un style imaginaire complètement nouveau inspiré de bâtiments et d’objets historiques. Est-ce que ça ressemble en quelque manière à votre approche ? Je pense à la façon dont vous mélangez différents styles architecturaux dans le même bâtiment…

P.B. Certains de mes dessins sont assemblés d’une manière qui ressemble beaucoup à un collage de bâtiments existants. J’ai réalisé les dessins qui sont très proches des styles architecturaux d’architectes célèbres, tels les dessins Juvarra de mes débuts ou les premiers dessins Bibiena de façades d’église, en feuilletant des livres de bâtiments existants, choisissant ce qui me plaisait et l’assemblant à la manière de Frankenstein. C’est un procédé qui peut être assez laborieux puisqu’il arrive qu’il n’y ait pas de précédent architectural pour une caractéristique particulière que je veux incorporer dans le bâtiment. Je dois alors faire semblant d’entrer dans la tête des architectes et imaginer ce qu’ils auraient conçu. J’ai poursuivi ce jeu de rôle davantage dans certains dessins que dans d’autres, mais je ne l’ai jamais poussé trop loin. Je dessine à la plume et à l’encre, principalement sur du papier fait main, mais je n’ai jamais porté de perruque ou travaillé avec une plume d’oie sur une ancienne table à dessin, ou  préparé mes propres pigments en écrasant des bouts de terre. D’autres dessins, tels que les dessins d’un classicisme plus austère inspirés de Ledoux,  sont plus libres et irrévérencieux. Ils sont vaguement conçus en hommage à l’architecte mentionné dans les dessins, après que j’ai ingéré et intériorisé son style. À dire vrai tous mes dessins architecturaux contiennent une part de recherche et de reproduction, et une part où je fais semblant d’être l’architecte. Mais à mesure que j’acquiers de l’expérience, je me sens de plus en plus libre de me déplacer conceptuellement à l’intérieur des dessins et de dessiner d’une manière qui semble naturelle. J’ai plus de facilité à mélanger et synthétiser les idées architecturales et les emblèmes. Le danger que cela présente pour moi, c’est de tomber dans le même piège qu’Emilio Terry, qui a fait subir le traitement « Emilio Terry » à tous ses dessins. Quand on développe un style maison, on ne peut plus s’échapper au-delà des limites des tics de son imagination.

A.B. Que représentent pour vous le mélange et la fusion des idées architecturales ? Aimez-vous l’idée de voyager entre présent et passé ? J’ai l’impression que pour vous cela doit aussi être un voyage personnel et affectif ? Est-ce le cas ?

P.B. Ce n’est pas particulièrement intelligent de dire qu’une des raisons pour lesquelles À la recherche du temps perdu de Proust perdure autant est que chacun peut y trouver quelque chose. En ce qui me concerne, j’ai été frappé par l’image mentale récurrente des flèches de l’église qu’il entraperçoit à travers les arbres, alors que sa voiture s’éloigne. L’évocation de mon passé à travers une image ou une expérience architecturale fugitives est au centre de mon existence. Je me souviens que, adolescent, la vision d’une fenêtre ovale dans la maison de banlieue  ̶  de période édouardienne  ̶  d’un ami avait suscité en moi une sensation compliquée de déjà-vu. En essayant de préserver ce sentiment de perte, doux et nostalgique, je suis allé chercher dans ma mémoire d’autres fenêtres ovales. À ma manière primitive, j’ai essayé de remonter en arrière le plus loin possible et, souvent (mais pas toujours), cela m’a renvoyé à la maison de ma grand-mère à Buenos Aires. Bien que j’y sois souvent retourné, je crois qu’elle est associée avec la sensation d’éloignement dont j’ai fait l’expérience lorsque, enfant, j’ai émigré en Angleterre. Des fragments de sa maison m’apparaissent partout. À l’âge de seize ans, j’ai décoré ma chambre à Neasden (une banlieue de Londres ennuyeuse et défavorisée) dans le style d’un palazzo baroque, utilisant sans le savoir, le  même vert que dans sa salle à manger. Il est certain que dans mes dessins, il m’arrive d’évoquer quelque chose de personnel qui va au-delà d’un schéma architectural, mais ce n’est pas une qualité que je peux reproduire sur  demande. L’attrait qu’exerce un objet, qui serait parfait pour une pièce que je décore ou pour ma collection (pour la décoration surtout), est également passager, puisque l’objet que je désire le plus est toujours celui qui est légèrement au-dessus de mes moyens. Je ne convoite pas des vases de Sèvres de musée, mais toujours quelque chose un peu au-delà de ce que je peux m’offrir. Quand j’étais étudiant, il s’agissait de chinoiseries à 100 livres sterling, maintenant c’est un peu plus sophistiqué. Je finis en général par les acheter, pour découvrir qu’ils perdent de leur éclat une fois qu’ils ont rejoint ma collection. Souvent, après avoir acheté un objet, qu’il a perdu son charme ou que je n’arrive pas à lui trouver une fonction décorative, je l’incorpore à un dessin dont il devient le prolongement, me débarrassant ainsi du problème sur quelqu’un d’autre. Ce sont les œuvres avec les vases chinois que j’ai achetés quand j’étais étudiant. Cette technique me permet également d’acheter des choses que je ne peux vraiment pas m’offrir, telles des horloges rares et des tableaux; je peux faire entrer ces objets dans ma vie en utilisant le budget de production. Je dois préciser cependant, que mon intérêt pour les bâtiments historiques ne relève pas de la nostalgie. Je ne suis pas de ceux qui pensent que l’architecture du passé était de quelque manière supérieure à celle d’aujourd’hui. Ma série de dessins de façades géorgiennes exposée à l’ICA se rapportait particulièrement à la petitesse et au manque d’imagination de l’architecture de la fin de la période géorgienne  ­-­  la plus appréciée de ceux qui partagent la conception sentimentale de l’architecture du prince Charles. Dans les dessins, il y a un ensemble de possibilités destiné aux acquéreurs de maisons, qui  peuvent choisir entre divers ornements d’intérieur superficiels, comme s’il s’agissait d’un catalogue. Cette architecture dominée par le promoteur a commencé pour de bon au XVIIIème siècle et perdure de nos jours, à une plus grande échelle bien sûr. J’admire autant Las Vegas que Palladio. Tant que l’architecture n’est pas terne j’aurais tendance à l’aimer, quelle que soit la période.

A.B. Donc l’architecture c’est votre « madeleine », le lieu où s’éveillent vos souvenirs inconscients…  À ce propos pourriez-vous nous parler davantage de la maison de votre grand-mère à Buenos Aires ? J’ai l’impression qu’elle a servi de point de départ à une grande partie de votre œuvre. C’était quel genre de maison ? Pourquoi est-elle si importante pour vous ? On dirait qu’elle est à l’origine d’un sentiment de perte…

P.B. J’essaie parfois de la reconstruire dans ma tête, d’en faire le tour en me remémorant les parties que j’avais mises de côté. Ma grand-mère me disait que la salle à manger était dans le style anglais de Robert Adam. Le salon était aussi anglais, bien qu’elle fût plus vague en ce qui concerne les références. Lorsqu’elle me disait que la salle à manger était anglaise, cela me surprenait toujours un peu, parce que ses différentes nuances de turquoise et de vert menthe ne faisaient absolument pas anglais, les murs avec leurs grands miroirs dans des panneaux de marbre ou les meubles dans le style empire français non plus. De même le salon était dans un style XVIIIème siècle aristocratique français très marqué, avec une grande cheminée française à veinures vertes. Les chaises étaient un mélange de reproductions de pièces anciennes et de pièces originales françaises et anglaises; un assemblage qui ferait maintenant très « Madeleine Castaing ». Le flou général de ma grand-mère en ce qui concerne le style, la provenance et la légitimité (il y a un grand point d’interrogation au sujet des lampes chinoises archaïques à cloisons en bronze) m’a conduit à introduire le jeu de rôle et le théâtre dans l’univers des ornements. Ce n’était pas que des choses qui appartenaient à ma grand-mère, c’était aussi une scène sur laquelle on pouvait raconter une histoire en l’exagérant. Je n’ai jamais oublié le récit qu’elle m’a fait de l’achat de la maison au début des années 1950, quand on a découvert que les prestigieux caissons en chêne de la salle de séjour étaient moisis et qu’on devait les arracher du mur. À l’époque où j’ai connu la maison, une pièce en chêne foncé dans le style « tudorbethan »[1] avait cédé la place à un salon de couleur crème de style français. La salle à manger, avec ses couches de plâtres superposées à la manière d’Adam, était également une innovation. Ce que j’en ai retiré je crois, c’est qu’on peut appliquer un style à un intérieur et, par conséquent, que le monde de l’architecture est un monde fluide au sein duquel les images sont interchangeables. Ça paraît tout à fait évident, idiot même, mais dans un certain sens, pour quelqu’un qui grandissait dans un quartier morne et pauvre de la banlieue londonienne, c’était une bouée de sauvetage. J’ai passé mon adolescence à me promener devant des bâtiments et à voir ce qu’on leur avait ajouté, ce qui appartenait intrinsèquement à la structure, l’effet que le bâtiment essayait de provoquer en nous. Les maisons mitoyennes bon marché et tape-à-l’œil de l’époque édouardienne[2] qu’on trouvait en grand nombre là où je vivais, fourmillaient d’éléments architecturaux plaqués évocateurs. En allant à l’école, je passais par Melrose avenue, où l’on avait construit les maisons, l’une après l’autre, selon un plan de niveau identique, mais depuis la rue elles paraissaient cependant extrêmement différentes. Chacune d’entre elles se réclamaient, bizarrement et à tort, de l’histoire et de la sophistication que pouvaient apporter quelques ornements en pierre reconstituée. L’opposition entre l’ornementation appliquée et la forme intrinsèque a éveillé très tôt chez moi un intérêt pour la postmodernité.

A.B. En ce sens, votre intérêt pour le baroque occidental, le rococo, le néo-classicisme et l’architecture postmoderne n’est pas le même intérêt qu’y porterait un historien. Votre approche semble plus ironique, se rapporte plus à la façon dont l’architecture nous affecte. C’est bien ça ?

P.B. Vous avez absolument raison, je ne suis pas un universitaire. Mon approche de l’architecture est biographique, mais, dans un sens plus large, je m’intéresse à la question du comportement des bâtiments dans la ville, dans l’imagination des gens. L’Architettura parlante  ˗̶  les bâtiments qui disent leur fonction  ˗̶  m’a toujours intéressé : qu’est-ce qui constitue une esthétique qui convient à un hôpital, un tribunal, une demeure aristocratique, une ferme, et cætera; tout comme les bâtiments qui manipulent encore davantage les émotions, comme ceux qui forment ou incarnent l’esprit national, les bâtiments qui parlent le langage de la démocratie ou de la nation ou de l’argent ou de l’humilité ou de la modernité, de la propreté ou du sexe. Ce que les bâtiments veulent que nous pensions d’eux et ce qu’ils veulent que nous pensions de nous-mêmes. En d’autres termes, les revendications émotionnelles. J’aime les bâtiments qui ont de la personnalité, donc je conçois des bâtiments qui ont de la personnalité. Ils sont souvent laids ou prétentieux ou ont un caractère autoritaire, comme les bâtiments surdimensionnés avec des cours, mais mes bâtiments peuvent aussi vouloir plaire et être aimés à tout prix comme la façade avec le motif de clé grecque, qui est trop décorée et quémande l’attention. Il m’arrive également de dessiner des bâtiments qui ont eu une évolution fictive, en reflétant les goûts de différents propriétaires et la façon dont tout cela a dégénéré et produit des effets bizarres, comme dans un dessin que j’ai fait d’une simple villa toscane de facture classique ayant subi deux interventions ultérieures catastrophiques : l’ajout sur son toit d’une pergola néo-gothique surélaborée, peinte par la suite en violet pour la moderniser et essayer de la rendre plus marquante. Il y a également des dessins de bâtiments qui ont été peints ultérieurement dans des couleurs qui peut-être ne conviennent pas, ou qui ont été aggrandis de façon étrange. Quant à l’ironie, on peut l’appliquer à cette question du jeu de rôle  ̶ concevoir par exemple délibérément un bâtiment raté ou volontairement de mauvais goût ou ennuyeux, pour parler de ces notions. Aucun architecte ne ferait exprès de concevoir un bâtiment raté (du point de vue de leur client) puisque leur client s’y opposerait. Mais je dispose de plus de liberté pour explorer les dessous de la conception, avec la contrainte cependant d’être critique.

A.B. J’aimerais que vous nous parliez brièvement de votre technique de dessin. À première vue, vos dessins ressemblent tout à fait à des gravures du XVIIIème siècle, mais en les regardant de plus près, on voit qu’ils sont très subjectifs, singuliers. Comment réussissez-vous à utiliser les lavis colorés et les hachures de manière si personnelle ? La question du style est-elle importante pour vous ?

P.B. En ce qui concerne la technique, je suis autodidacte. Ni les écoles d’architecture ni les écoles d’art n’enseignent des techniques aussi anciennes que la plume à encre. La tradition des dessins d’architecture à l’encre n’est plus en vigueur. Nous pouvons revenir plus tard à la question de la tradition, mais grâce à ce côté autodidacte, mes dessins ont pas mal évolué du côté technique au cours de la dernière décennie. Pour l’essentiel, j’utilise la même chose que lorsque j’étais aux Beaux-Arts : une plume, une règle, de l’encre et des lavis colorés appliqués au pinceau ou à la plume, mais les dessins sont à présent plus ambitieux du point de vue technique. Ils sont parfois plus grands ou demandent plus d’effort, comme dans le cas de la représentation d’un bâtiment qui change sans arrêt ou du bâtiment où se trouve le magasin Liberty, en cours de démolition. L’élément obsessionnel est toujours là, mais ce qu’on ne trouve plus dans mes dessins je crois, c’est l’impression de suffisance qui se dégageait de mes œuvres antérieures. J’étais tellement convaincu de l’extrême importance de ce que je faisais, que j’investissais la moindre esquisse de plan pour une façade d’église d’une énorme arrogance.

Je ne pense pas que ça saute aux yeux, mais ce qui en témoigne, c’est qu’à l’époque j’étais plus enclin à laisser voir des erreurs ou des traits de dessins manifestement ratés, alors que maintenant j’hésite beaucoup avant de le faire ou je le fais de manière plus délibérée. Quant à l’aspect subjectif et personnel de ma technique de dessin, c’est une question compliquée. Cette technique n’est pas traditionnelle dans la mesure où on ne me l’a pas enseignée dans la continuité d’une tradition; elle ne transmet rien dans le contexte d’un discours traditionnel. Mes dessins ne sont pas des plans précis de bâtiments destinés à être construits; on pourrait dire que la technique imite la tradition du dessin d’architecture. La réalité des dessins d’architecture tracés à la main (je n’en sais pas assez sur les variantes créées par ordinateur), c’est que chaque architecte ou dessinateur en bâtiment va développer  un style extrêmement personnel. La « patte » de Juvarra ou de Lequeu ou d’Aldo Rossi sont des marques de fabrique qu’on reconnaît immédiatement dans le monde de l’architecture. Donc mes propres excentricités vont dans ce sens. Ceci dit, comme je suis artiste et pas architecte, je me tourne autant du côté de Goya et Callot et de leurs méthodes que du côté des architectes. Un personnage comme Piranèse est particulièrement intéressant à cet égard, parce qu’il se situait entre la tradition de l’architecture et celle de l’archéologie, mais il présentait ses recherches et ses dessins comme de l’art, destiné à un public sophistiqué.

A.B.J’imagine qu’il faut beaucoup de temps pour faire un dessin d’architecture de grande dimension. Il faut être précis, méticuleux et patient. Avez-vous du plaisir à dessiner ? Une décennie plus tard, y prenez-vous toujours plaisir ? Et comment pensez-vous que cet aspect de votre travail peut évoluer ?

P.B. Quand j’étais à l’école des Beaux-Arts de Slade, je me concentrais sur la peinture. Je faisais des tableaux laborieux de bâtiments et de vues d’ensemble qui me prenaient beaucoup de temps. Je crois que la dernière année je n’ai peint qu’un seul tableau, et j’y travaillais chaque jour. J’en avais tellement marre de la peinture. Mais je n’ai jamais été véritablement peintre. Si bien qu’en sortant de l’école, je voulais faire de l’art qui puisse se faire rapidement, que je puisse réaliser en une journée et jeter, si je n’en étais pas content. Je faisais des croquis et puis des livres de photocopies, des tirages bon marché, des vidéos vite faites  ̶ tout ce qui donnait une impression d’éphémère et de légèreté. C’était aussi en rapport avec ma situation financière. Je vivais dans un appartement minuscule, que vous avez vu, avec mon ami. Nous y vivions et travaillions à la fois. L’idée de me tuer à faire un boulot de merde pour pouvoir m’offrir un énorme studio, où je créerais des œuvres d’art élégantes, ne correspondait pas à ma façon dont je vivaisde vivre alors. Ce n’est toujours pas le cas, et je crée toujours dans un environnement qui peut sembler parfois très domestique. Ceci dit, les dessins de plus grande dimension peuvent maintenant me prendre des semaines et des semaines. Je souffre quelque peu en les faisant, alors je n’en fais que quelques-uns dans l’année. À une autre échelle, le dessin est encore un réel plaisir et se prête davantage à l’expérimentation. Je pense que mes dessins progressent et qu’ils changent, aux niveaux technique et conceptuel, en fonction de mes préoccupations du moment. Vue de l’extérieur, leur portée peut sembler limitée (après tout, ce ne sont que des dessins à l’encre de bâtiments avec des détails empruntés surtout à l’époque classique), mais moi je trouve qu’il y a beaucoup de mouvement conceptuel, par exemple entre les grands dessins minimalistes que je produisais en série il y a quelques années et les images romantiques de bâtiments en train de s’effondrer que je fais en ce moment. Ou entre les esquisses de bâtiments postmodernes réels et les piazze imaginaires. La question est de savoir si le contexte de l’art contemporain permet de percevoir le mouvement dans mes dessins, ou s’ils vont toujours être très semblables l’un à l’autre, comparés à l’œuvre des autres, parce que l’on peut très vite les identifier.

A.B. Le dessin n’est pas un moyen d’expression exclusif pour vous. Ces dernières années vous avez travaillé sur pas mal de performances de danse, une pièce de théâtre et une performance « lyrique ». Quelle est votre relation au théâtre vivant ? Quelle est la signification de votre travail performatif et de quelle manière se rapporte-t-il à vos dessins ?

P.B. Je ne peux pas décrire de manière simple cet aspect de spectacle en direct. À certains égards, je considère que les objets inanimés, tels que les bâtiments, les meubles, les objets décoratifs, l’argent et cætera, possèdent une vitalité et un dynamisme énorme.  Comme je l’ai mentionné plus tôt, j’ai l’impression que le dessin est parfois une sorte de performance, dans le sens où je me mets dans la peau d’un personnage ou à la place d’un client, d’un architecte, d’un urbaniste, d’un archéologue, etc… De plus les dessins se situent souvent dans des cadres historiques. Donc dans un sens, ils transforment l’élément d’exhibition et la relation qu’ils ont avec le monde de l’art contemporain en une forme de théâtre. On a l’impression que les performances ressortent assez naturellement des installations que je faisais dans les années 2004-2006, dans lesquelles le cheminement du spectateur était contrôlé, guidé, restreint par une structure qui symbolisait l’architecture. Je travaille toujours à cette approche en y incorporant fréquemment des danseurs. La première performance que j’ai réalisée est née d’une conversation avec Catherine Wood. La Tate Modern m’avait demandé de collaborer avec un architecte pour concevoir un espace à l’entrée de l’exposition qui servirait d’espace d’orientation, de café, d’espace de lecture et de scène pour les performances. La solution s’opposait à ce que voulait la Tate tout en se faisant bien sûr complice avec elle. Nous avons tracé sur le sol, avec de la bande adhésive, une grande grille en forme de rectangle, traversée par une croix qui symbolise les espaces vacants en architecture. Cette forme investissait presque toute la pièce, et on s’était entendu pour qu’aucun commerce ne puisse avoir lieu dans cet espace et soit repoussé sur les côtés. C’était un espace vacant à la fois public et désert. Cette idée s’inscrivait dans le prolongement d’un travail, que j’avais réalisé à l’ICA l’année précédente, où le périmètre de l’espace libre, que j’avais créé dans la pièce, était délimité par une barrière basse incorporant des motifs architecturaux : ainsi l’espace situé à l’intérieur du périmètre devenait une piazza vide, les autres œuvres figurant dans l’exposition et les spectateurs étant relégués sur les côtés et marginalisés. L’espace principal de l’exposition était donc un symbole d’interdiction d’entrer dans l’espace public. Je peux revenir plus tard sur les raisons qui m’ont conduit à faire ce genre de travail. En ce qui concerne les performances à la Tate, après avoir créé cet espace public parfait mais vide, Catherine Wood et moi-même avons commencé à explorer des idées qui tournent autour du spectacle de la citoyenneté  ̶ des citoyens parfaits mais vides   ̶ pour cet espace public cristallin. Je commençais alors à m’intéresser à la sprezzatura et au baroque en tant que contrepoint au quotidien et au banal qui, pour moi, correspondaient à cet espace public alternatif parfait. En d’autres termes, ses origines aristocratiques étaient à la fois une démarcation d’avec le quelconque et une barrière dans laquelle nous pouvions observer le reflet inversé de notre propre système de comportement banal. Tout cela peut paraître un peu confus, mais d’une certaine manière, c’est un peu grâce à ça que les performances étaient assez étranges. Depuis lors j’ai gardé un intérêt pour la sprezzatura, en tant que système alternatif de mouvement, et je l’ai utilisé pour explorer des questions qui tournent autour de la notion de  « queer »[3], de l’architecture, de la peinture ou de la scène de théâtre et de sa relation avec le spectateur. La plupart du temps j’assiste aux performances en tant qu’auteur visible, et je ne suis donc pas si loin de l’adoption de rôles qui se fait naturellement dans les dessins.

A.B. Oui, on pourrait dire que l’architecture ne peut exister sans êtres humains, sans quelqu’un pour la concevoir et quelqu’un pour l’habiter. En ce sens, je peux comprendre comment la performance jaillit assez naturellement de votre œuvre. Sprezzatura est un terme qui a été utilisé pour la première fois par Baldassare Castiglione dans Le livre du courtisan et qui veut dire une certaine nonchalance, une insouciance étudiée, une spontanéité travaillée.

Cette forme de réticence est évidemment un masque, une façon de cacher ce que l’on pense vraiment, ses sentiments et ses désirs. C’est une pose sophistiquée et une forme d’ironie défensive. Cela me fait penser que vos dessins d’architecture et vos performances de danse jouent tous les deux avec un sentiment  « camp ». Est-ce exact ? Je veux dire qu’ils sont tous deux imprégnés d’un fort sentiment de détachement et d’artifice.

P.B. Ils sont délibérément « artificiels » au premier abord, mais de toutes façons je n’ai pas un sens particulièrement aigu de la notion d’authenticité. Dans le contexte de l’art contemporain, le[mon] travail est manifestement différent et, dans beaucoup de cas « incorrect », vulgaire, démodé et cherchant trop à plaire. Le langage, que j’utilise dans les dessins, les performances, les publications ou autres, est incorrect, contextuellement parlant, en ce qu’il présuppose une connaissance de l’argenterie du XVIIème siècle ou des rituels en vigueur à la cour au XVIème siècle par exemple. Cette incorrection ne veut cependant pas dire que je me fiche de l’argenterie du  XVIIème siècle, ou que le discours sur l’argenterie est entièrement creux et ne sert qu’à parler de manière allégorique ou indirecte de quelque chose d’autre. Si l’art « camp » sert à révéler sa propre construction théâtrale, cela veut dire qu’il croit secrètement à la solidité et à la réalité des émotions ou des situations qui entourent cette façade et la mettent en contexte… Dans ce sens, mon travail n’est pas dans la tradition « camp », bien qu’il me soit difficile de parler comme ça de mon propre travail. Il n’y a pas de message sous-jacent dissimulé sous les ornements. Il ne s’agit que d’une variété d’ornements choisie parmi d’autres. Cela ne veut pas dire que cet ornement soit superficiel ou ne soit que l’une, parmi une interminable série, des façades dépourvues de signification dans une grande galerie des glaces postmoderne. Les ornements, l’exhibition, la rhétorique sont en eux-mêmes extrêmement importants.

A.B. J’en suis persuadé et je pense que, dans Le style « Camp », Susan Sontag a raison d’écrire que « le ‘camp’ découvre une forme de relation nouvelle, et plus complexe, avec le ‘sérieux’. On peut se moquer du sérieux et prendre la frivolité au sérieux ». Je ne pense pas que votre travail se rapporte à des « messages cachés »; il s’agit davantage de méta-discours, d’utiliser l’architecture pour parler d’architecture et d’autres choses également : l’autorité, la virilité, le grandiose, la prétention, la vulgarité, la vanité, le contrôle et le pouvoir. Par exemple, que veulent dire pour vous le grandiose et le pouvoir ? De quelle manière influent-ils sur votre œuvre architecturale et vos morceaux de danse ?

P.B. Je sais que je n’ai pas la froideur d’un intellectuel quand je travaille, et bien que je réfléchisse sur certaines notions dans mon travail, il est rare qu’une idée abstraite et le désir de la communiquer soient ce qui motive la réalisation de l’œuvre. En fait, le discours apparaît en même temps que la conception visuelle de l’œuvre. On pourrait penser que je mystifie le processus artistique, mais c’est plutôt le fait d’avoir établi des frontières conceptuelles tôt dans ma pratique, de continuer à les faire jouer  (dans mes dessins du moins) et à les faire lentement évoluer. J’ai parlé plus tôt des formats des dessins et de l’élément, qui leur est intégré, de jeu de rôle, qui s’est poursuivi. Le lien entre mes performances et des idées plus générales est plus obtus; souvent, je ne me rends compte de la manière dont  s’intègre une chose avec les idées, ou les fait évoluer, qu’après avoir conçu quelque chose. En d’autres termes, les performances sont élaborées de manière très intuitive et liées aux méta-discours des dessins  ̶ dont vous avez souligné la présence   ̶ parfois très indirectement ou, à mon grand embarras, directement. Pour le dire très sommairement et simplifier à outrance, un dessin peut par exemple prendre la forme d’un « dessin de présentation » et offrir ainsi la vue flatteuse d’un plan pour une piazza royale somptueuse, destinée à remplacer une place de marché « sale » et « populaire ». Une performance peut utiliser des danseurs, pour symboliser de façon extrêmement abstraite une piazza, avec des corps et du mouvement, et dans le même temps leur ordonner en criant d’une voix colérique de rester à leur place ou de corriger leur position. Donc d’une part, les corps des danseurs correspondent au dessin d’une place idéale, et de l’autre, les instructions brutales et visibles, que je lance pour les diriger, font allusion au contrôle dictatorial ou à l’oppression auxquels mes dessins font allusion indirectement, en remplaçant un espace public d’interaction sociale par  un symbole froid de l’autorité royale. Je devrais dire cependant qu’il y a toujours une sexualisation du puissant et de l’autoritaire, qui sont en même temps subvertis de par leur objectification sexuelle. Si ceci a des implications politiques, ce n’est pas délibéré.

A.B. Une dernière question. Pour votre exposition en solo au Centre d’art contemporain de Genève, intitulée « A is Building B is Architecture »[4], nous allons exposer au troisième étage la première rétrospective de vos dessins d’architecture. En attendant, vous allez présenter, au deuxième étage, une œuvre toute nouvelle : deux grandes structures simples,  deux étroites pièces jumelles d’architecture. Pourriez-vous nous décrire cette œuvre ?

P.B. Deux bâtiments identiques, très longs et bas, se trouvent l’un à côté de l’autre, occupant toute la longueur de la pièce. Ils sont indépendants l’un de l’autre, bien que les qualifier de bâtiments puisse induire en erreur car ils se trouvent à l’intérieur d’autres bâtiments, comme la plupart de mes « bâtiments », créant ainsi des pièces à l’intérieur des pièces. Dans un certain sens, ce sont des cloisons qui subdivisent l’espace tout en ayant la forme de structures indépendantes. Chacune a une ouverture sans porte sur le « devant  », le côté étroit qui fait face à l’entrée de l’exposition. L’intérieur des structures est très sombre, n’étant éclairé que par la lumière qui entre par l’embrasure de la porte. Leur longueur extrême (18 m), leur basse élévation (200 cm) et leur étroitesse indiquent un espace de transition  ̶  corridors, allées, espaces entre les bâtiments. Et pour renforcer ceci, le traitement des murs intérieurs laissera voir les matériaux bruts de la construction, tandis que l’extérieur sera tout à fait fini, recouvert d’une couche lisse de peinture blanche et surmonté d’une corniche élaborée. Cette pièce s’inscrit dans le prolongement de mon intérêt pour la façon dont on se représentait l’architecture et l’archéologie au siècle des Lumières. Le XVIIIème siècle se demandait de manière obsessionnelle à quoi resemblait le premier bâtiment, quelle était sa fonction. C’était un siècle où non seulement les architectes, jusqu’alors amateurs, se professionalisaient, mais ils pensaient de plus en plus en termes théoriques et historicistes – tout particulièrement après l’inventive période baroque.  L’archéologie s’est également professionalisée de plus en plus au cours du  XVIIIème siècle, avec la création de sociétés historiques, la découverte sensationnelle d’Herculaneum et un intérêt croissant pour l’archéologie et l’architecture autres que romaines. Je m’intéresse beaucoup à cette fausse question concernant l’apparence du premier bâtiment. D’une part, parce que j’aime l’idée qu’il existerait une lignée décorative ininterrompue depuis le temps des cavernes jusqu’au nôtre et, d’autre part, parce que cette question divise les bâtiments en des sous-catégories d’une simplicité extrêmement séduisante. Le premier bâtiment était-il une hutte faite de branches et de feuilles pour protéger un autel ou la représentation d’un dieu ? Était-ce un auvent pour protéger les gens de la pluie et du froid ? Ou – une idée qui fascinait Bataille – était-ce un trou dans le sol pour y enterrer un cadavre ? Ce n’est certainement pas un hasard si l’époque où on a commencé à se poser ces questions était aussi celle où s’est définie et clarifiée la profession (c’était auparavant un sport d’amateurs, une tradition de construction vernaculaire ou une activité accessoire des studios d’art). Mes bâtiments jumeaux essaient de répondre à cette question, mais d’un point de vue qui regarde en arrière non pas du côté de la préhistoire, mais du XVIIIème siècle. L’idée que mon travail essaie d’exprimer, c’est que « l’architecture », par opposition à un « bâtiment », apparaît quand il y a une structure répétée qui indique l’excès au-delà de la nécessité. La tradition vernaculaire construit ce dont on a besoin. La répétition d’une structure représente deux choses : un effet décoratif grandiose qui va au-delà de la simple application d’ornements   ̶  c’est à dire pour la symétrie   ̶  et la spéculation financière. Ces deux choses nécessitent des architectes spécialisés. C’est certainement au XVIIIème siècle qu’apparaissent les premiers bâtiments à usage spéculatif et l’utilisation de matériaux de construction préfabriqués produits industriellement, tel que l’acier. C’est un paysage architectural qu’on reconnaît encore aujourd’hui. Les bâtiments jumeaux font aussi référence à cela, puisque leur extérieur peint en blanc peut être interprété comme un regard en arrière que porteraient les modernistes du 20ème siècle sur le néoclassicisme et le classicisme, alors que les décorations appliquées[en applique] font référence à la tradition postmoderne plus récente. Durant toutes les années 1980, on a plaqué de manière subtile des ornements classiques sur des bâtiments en acier, pour pouvoir poursuivre un programme de privatisation de l’espace publique. Le classicisme étant associé avec le domaine public, les tribunaux, les forums et les piazze aussi bien qu’avec les grandes dépenses, le prestige et la sophistication. Très souvent, on vendait un terrain public à des promoteurs, qui obtenaient un permis d’aménagement urbain et le soutien du public pour un projet parlant le langage architectural du « domaine public », masquant ainsi la commercialisation. Ceci dit, mes structures ne sont pas seulement des gros tas bon marché, sans caractère, qui monopolisent l’espace. Malheureusement, c’est plus fort que moi, il  faut qu’il y ait dans mes conceptions un élément qui procure du plaisir. Leur forme rappelle peut-être les longues maisons celtes (bien que classicisées et dévernacularisés),  l’architecture maya également. Ils sont donc plus insolites que je ne l’ai laissé entendre.

[1]    Style d’architecture contemporain qui constitue en mélange des styles de l’époque tudor et élisabéthaine
[2]    Le style architectural édouardien se réfère aux années 1901-1918
[3]    Proche du « camp », mélange d’homosexualité, d’excentricité, d’étrangeté
[4]    « A pour Bâtiment B pour Architecture »
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