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A Few Things I Cannot Leave Behind

A Few Things I Cannot Leave Behind
Yervant Gianikian & Angela Ricci Lucchi, Zoe Leonard, Marinella Pirelli, Jean-Frédéric Schnyder, Rirkrit Tiravanija


A Few Things I Cannot Leave Behind est une exposition très personnelle. Elle ne cherche ni à développer une narration spéculative, ni à exprimer la moindre théorie universelle sur la politique, l’art ou la vie. Comme le titre (« deux ou trois choses que je ne saurais laisser derrière moi ») l’indique de manière explicite, l’exposition parle de ces choses que je ne souhaite pas laisser de côté – d’images qui hantent mon esprit. L’exposition présente quatre installations ainsi qu’une série de peintures. Elle propose un voyage dans le temps à travers le côté obscur de l’Histoire – colonialisme, xénophobie, racisme, misogynie et violence. Mais c’est aussi bien une playlist pour un vaisseau spatial, une tentative de s’extraire des ténèbres grâce à la poésie, à l’humanité et, enfin, à l’art lui-même. J’invite les visiteur·se·s à se promener dans l’exposition, à être des « flâneurs » au sens où Walter Benjamin l’entendait – des vagabonds paresseux, des détectives curieux et des investigateurs de sens. Je les encourage à s’égarer, à perdre du temps, à entrer dans un certain état d’esprit et être frappé·e·s par différentes temporalités et médiums.

 

Yervant Gianikian & Angela Ricci Lucchi

La Marcia dell’Uomo (2001), pièce majeure du duo Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi, est la première œuvre que verront les visiteur·se·s sur les 500 m2 du deuxième étage. Reconnaissable entre toutes, la pratique des deux artistes consiste à manipuler des séquences rarement vues (trouvées dans des archives privées ou publiques) en les filmant de nouveau, en les rééditant, en les teintant à la main et en modifiant leur vitesse de projection. Ils opèrent un travail sans égal sur le langage cinématographique en réalisant une recherche sur sa plus petite unité de mesure : le photogramme. Grâce à leur « caméra analytique », chaque photogramme est coloré, rephotographié, remonté, pour devenir la source de leurs films. Ce procédé, au fort pouvoir évocateur, révèle une grande richesse de nuances et métaphores visuelles.

La Marcia dell’Uomo est présentée sous la forme d’une projection sur trois écrans. Sur le premier écran, des images prises par Étienne-Jules Marey (une personnalité qui a inspiré le duo avec ses études sur la décomposition du mouvement et la photographie animée) et Félix Régnault en 1895 montrent des individus au Sénégal. Il s’agit des premières images cinématographiques à caractère ethnographique, qui manifestent un intérêt pour la connaissance scientifique, sans charge xénophobe ou raciste.

Sur le suivant, un groupe de « sauvages » se voit imposer par de soi-disant ethnographes leurs propres « outils » – chapeaux, fourchettes, ou lacets. Nous sommes en Afrique occidentale au début du XXe siècle. La caméra maintenant déforme, dénature les coutumes locales, et exprime un sentiment de mépris et de supériorité.

Sur le troisième, un groupe de femmes filmé par un touriste occidental au début des années 1960, pose seins nus. Le sujet est privé de son humanité : le regard de la caméra érotise et transforme le corps de l’Autre en un objet à disposition.

Dans cette même salle, on découvre aussi une vingtaine d’aquarelles et deux dessins. Réalisées par Angela Ricci Lucchi, ces œuvres ne doivent pas être considérées comme les storyboards de films du duo, mais comme une sorte de paradigme visuel lié à leur processus de réalisation cinématographique. Il s’agit d’une pratique qui a toujours accompagné leurs voyages, leur travail sur le matériel d’archive, leur exploration des thématiques abordées par leurs films.  Celle-ci est centrale au point qu’ils déclarèrent « Nous voyageons en cataloguant, nous cataloguons en voyageant à travers le cinéma que nous re-filmons”!

 

Zoe Leonard

Au troisième étage, l’œuvre I Want a President (1992) de Zoe Leonard – artiste et activiste féministe basée à New York – est la seconde qui ponctue cette déambulation. Elle prend la forme d’une lettre, qui s’inspire de l’acte de candidature à la présidence des États-Unis en 1992 qu’Eileen Myles fit en tant que candidate « ouvertement femme ». Elle-même poète et activiste, Myles est une femme gay provenant d’une communauté frappée à la fois par le sida et par la pauvreté. Le poème de Zoe Leonard s’ouvre sur la phrase : « Je veux une gouine comme présidente », avant d’égrener une série de « Je veux… » décrivant la personne qu’elle souhaite voir accéder au pouvoir. D’après l’artiste, ce sont celles et ceux qui ont été exclus de la société au nom de laquelle gouverne la présidence qui devraient représenter le peuple.

 

Rirkrit Tiravanija

Avec cette lettre en main, qu’il est invité à garder, le public entre dans un espace transformé en cinéma. Là, il est invité à s’allonger pour regarder Karl’s Perfect Day (2017), le mémorable portrait filmique de l’artiste et poète Karl Holmqvist, réalisé par Rirkrit Tiravanija. Le film est un collage d’instants, de mots chuchotés, de trois fois rien : le spectaculaire ou l’extravagance n’ont pas lieu d’être ici, ils cèdent la place au lent écoulement des heures, du moment où Karl se réveille jusqu’à celui où il retourne au lit. La routine quotidienne du poète semble faite de petits plaisirs ritualisés : un tour de Berlin à vélo, une conversation entre amis, une visite de la maison d’Hannah Höch, des exercices avec la voix, un concert-performance. Il suggère une manière judicieuse de vivre, en trouvant du sens sans devoir « faire » quelque chose, sans devoir s’exprimer à voix haute. Si le film ne repose volontairement sur rien, il nous raconte pourtant tout – à mon avis – sur la relation de l’art avec la vie.

 

Jean-Frédéric Schnyder

Pour Jean-Frédéric Schnyder, un « jour parfait » consiste à aller peindre « en plein air ». Celui qui fut d’abord un artiste conceptuel fait le portrait depuis le début des années 1980 d’éléments représentatifs de son environnement et de sa Suisse natale : autoroutes, chalets, chaînes de montagnes, vêtements, chiens, peluches… Si les rituels au jour le jour de Karl Holmqvist sont empreints de poésie, Schnyder transforme le quotidien, le trivial et le banal en autant de signes séduisants, obliques et légèrement déviants. Ce n’est pas le « sublime » que cherche Schnyder au milieu des admirables montagnes suisses : le vernaculaire de ses peintures est empreint d’agressivité, un peu kitsch et monumental, épique et cliché à la fois. Exécutés d’une manière très cérébrale et déconcertante, ses tableaux célèbrent l’inquiétante étrangeté de l’ordinaire et de l’anodin.

 

Marinella Pirelli

L’hommage de Schnyder à une réalité troublante amène à Bruciare (1971), dernière œuvre du troisième étage signée de l’artiste italienne Marinella Pirelli (1925-2009). Peintre et cinéaste expérimentale, Pirelli fut l’une des rares artistes italiennes à travailler sur des environnements immersifs à partir de la lumière cinétique et de l’image en mouvement. Les expériences de Pirelli avec l’appareil cinématographique sont souvent liées au regard, à la relation entre le corps et la technologie, ainsi qu’aux questions de genre et de féminisme. Bruciare est certainement l’un de ses films les plus énigmatiques. L’intérêt de l’artiste pour les questions de violence et de patriarcat est, selon les critiques, au fondement de cette œuvre. La caméra saisit d’abord un jardin magnifique et paisible, puis se fixe sur la main d’un homme (un ami de l’artiste) qui brûle un à un les pétales d’une fleur avec sa cigarette. Symboles de beauté, de paradis perdu, de fragilité, les fleurs de ce jardin sont brutalisées sans raison apparente, dans une boucle sans issue. Certains plans montrent également la main de l’artiste brûler des pétales. L’effet visuel qui en résulte peut aussi porter à voir en l’œuvre le produit d’une expérimentation avec la couleur et la lumière, son sujet de prédilection au cours de la décennie 1962-1973. L’un des aspects les plus intéressants de ce film consiste en son ambiguïté intrinsèque et ouverte, sa capacité à jouer avec nos lieux communs culturels et notre subconscient collectif.

 

Hommage à Angela Ricci Lucchi

Au quatrième étage, dans le Project Space, un hommage à Angela Ricci Lucchi (1942-2018) est rendu avec la présentation d’une importante série d’aquarelles et de dessins liés à l’œuvre Dal polo all’Equatore (1986), film réalisé avec le matériel provenant de l’archive du documentariste Luca Comerio. Il s’agit à l’origine d’un documentaire fasciste de 1929 qui se transforme en une critique des modes de représentation du pouvoir.

Le film I diari di Angela – Noi due cineasti (2018) qui retrace l’activité du duo Ricci Lucchi/Gianikian, sera présenté en clôture de l’exposition, en présence de Yervant Gianikian, (Cinema Spoutnik, le 16 avril 2019).

Enfin, un autre film, Ghiro Ghiro Tondo (2007), sera montré pendant toute la durée de l’exposition. Dans ce film, 10 000 jouets d’enfants retrouvés dans les Dolomites – dans un village qui, jusqu’à la première guerre mondiale faisait partie de l’Autriche – défilent à la manière d’un catalogue. Ces objets cabossés ont survécu aux enfances bouleversées par deux guerres mondiales et servent de socle à une réflexion sur le sens, la valeur éthique et esthétique du cinéma actuel. Simplicité et recherche subjective en sont la clé, nous disent les deux artistes, sans oublier, cependant, la quête impérieuse de la vérité des choses, de la matière, du réel.

 

Andrea Bellini

 

Image de couverture: Marinella Pirelli, Bruciare, 1971, Film 16 mm transféré HD, 4 min. © Marinella Pirelli.
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